Controverses du XIXème siècle
sur la «Propriété Intellectuelle»

 

Frédéric Bastiat, «Discours au cercle de la librairie», le 16 décembre 1847, suivi d'une lettre à.., Œuvres complètes, tome 2, Guillaumin, Paris, 1862.

Origine : University of Michigan

«L'homme naît propriétaire». Cette formule résume tout le problème de la propriété et de la propriété littéraire pour Frédéric Bastiat. Tous les droits accordés aux auteurs par les législations, des droits en règle générale spécifiés et limités dans le temps, sont assimilés à de la propriété, laquelle pour Bastiat «est aussi naturelle que l'existence de l'homme», si naturelle qu'on en voit déjà les rudiments chez les animaux : «Quand l'hirondelle a butiné des brins de paille et de mousse, qu'elle les a cimenté avec un peu de boue et qu'elle en a construit un nid, on ne voit pas ses compagnes lui ravir son travail».

Ce droit de propriété est donc un droit naturel, fondé sur le droit que chaque homme possède sur sa propre personne. «La propriété de la personne entraine la propriété des choses, et la propriété des facultés entraine celle de son produit». Tout ce que l'homme produit par lui-même, tout ce qui est le fruit de son travail doit lui appartenir, et il n'y a pas lieu de distinguer entre les objets de la propriété, entre les choses tangibles ou les terres et les choses intangibles que sont les œuvres, entre la «propriété en général» et la «propriété littéraire». «Un livre n'est-il pas le produit du travail d'un homme, de ses facultés, de ses efforts, de ses soins, de ses veilles, de l'emploi de son temps, de ses avantages ? Ne faut-il pas que cet homme vive pendant qu'il travaille ? Pourquoi ne recevrait-il pas des services volontaires de ceux à qui il rend des services ? Pourquoi son livre ne serait-il pas sa propriété ?...»[1]. Pour Bastiat, le problème est le même, avec comme conséquence éventuelle le renforcement des droits accordés, ou plutôt reconnus, par les législations [2].

Le droit de propriété est en effet, un droit «antérieur à la loi», pré-politique donc, un droit que la loi ne peut que constater, régler et garantir. C'est une observation importante, souligne-t-il, car il est assez commun, surtout parmi les juristes, de croire que c'est le législateur qui crée et organise la propriété, et qu'il peut donc tout bouleverser en conscience, ce qui est l'origine de tous les plans d'organisation et de réorganisation sociale, dont, dit-il, «nous sommes inondés». Il vise évidemment ici les socialistes, actifs et influents en France parmi les intellectuels, et plus particulièrement Louis Blanc, qui avait publié en 1839 son livre Organisation du travail, avec trois chapitres consacrés spécifiquement au travail littéraire. Pour Louis Blanc, la société était le légitime propriétaire des œuvres de l'esprit. Il s'opposait donc à toute idée de propriété littéraire, celle-ci impliquant inévitablement rétribution par l'échange, commerce et concurrence, toutes choses qui ne pouvaient que nuire à la qualité des œuvres et au travail des écrivains. Pour lui, l'artiste devait d'abord s'élever au-dessus des préjugés des hommes, avoir le courage de leur déplaire, et être désintéressé, un impératif d'autant plus nécessaire que l'argent corrompt, ce que Frédéric Bastiat, dans ce Discours au cercle de la librairie, tourne en dérision, comme étant un reste de préventions aristocratiques, fondé sur «un sentiment de mépris pour le travail, qui était le caractère distinctif des anciens possesseurs d'esclaves, et qui nous est inculqué à tous avec l'éducation universitaire».

On peut observer que sur le fond, Bastiat s'inscrit dans la tradition du droit naturel, mais, de manière très significative, ne parle aucunement de ceux qui à partir du droit naturel, refusent toute assimilation entre la «propriété en général» et les droits accordés aux auteurs et atistes par les lois et les statuts. Il n'évoque même pas les débats de l'époque sur la propriété littéraire. Rappelons que le Traité des droits d'auteur dans la littérature, les sciences et les beaux arts, d'Augustin-Charles Renouard date de 1838, et qu'en 1841, la proposition de Lamartine d'étendre la durée des droits accordés, au nom de la «propriété des auteurs», s'est heurtée à une opposition quasi-unanime à l'Assemblée Nationale[3]. En Angleterre, par ailleurs, la controverse juridique sur le copyright perpétuel en common law s'était achevée en 1774 par la défaite des juristes qui, comme Bastiat, évoquaient ici un droit pré-politique de propriété, antérieur au statut de la reine Anne, et prônaient l'assimilation des productions matérielles et des productions intellectuelles[4]. Leurs adversaires, qui l'emportèrent, refusaient cette assimilation et l'idée même d'une propriété intellectuelle, propriété sur des idées ou des œuvres, au nom du droit naturel. Pour eux, la propriété personnelle de l'auteur sur son livre (ses idées ou son manuscrit) cessait dès la publication, l'œuvre entrant alors directement dans un sorte de fonds commun appartenant à toute l'humanité, le public domain. Et c'est justement cette situation qui justifiait l'existence d'un statut spécifique attribuant à l'auteur un droit exclusif de publication, conçu comme une exception temporaire à ce domaine du public. La même analyse devait inspirer la Cour Suprême des Etats-Unis dans Wheaton v. Peters (1844)[5].

Pierre-André Mangolte

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[1]  Voir plus loin dans l'archive, page 340 : «Toute ma doctrine économique est renfermée dans ces mots : Les services s'échangent contre les services, ou en termes vulgaires : Fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi, ce qui implique la propriété intellectuelle aussi bien que matérielle».

[2] Dans ce Discours au cercle de la librairie, Bastiat reste au niveau des principes et ne propose aucune réforme ou évolution de la loi existante. Il en déplore cependant le caractère illogique («... un règne de vingt ans après la mort de l'auteur. Pourquoi pas quinze, pourquoi pas soixante ? ...»). Ses disciples seront plus clairs que lui, revendiquant un droit perpétuel aussi bien pour la propriété littéraire (Paillotet et Passy par exemple) que pour les brevets d'invention (Molinari en 1855).

[3] Voir «Rapport de Lamartine, sa discussion et son rejet à la Chambre des Députés», 1841.

[4] Cf. «Donalson v. Becket (1774)», Primary sources on copyright (1450-1900), eds. Bentley & M. Kretschmer.

[5] Cf. Bracha, Owning ideas : A history of anglo-american intellectual property, op. cit.